•  

     

      

     

     

    La 317ème Section ou le « cinéma-vérité »

    de Pierre Schoendoerffer

    Par Delphine Robic-Diaz

     

    L'hommage à Jacques Perrin organisé par la Cinémathèque française, est l'occasion de revenir sur l'un de ses films marquants : La 317ème section. Genèse et réception critique de ce film, récemment restaurré par la Cinémathèque à travers les différentes revues de presse conservées et consultables.

    Le reporter-caméraman de l'armée Pierre SchoendoerfferPierre Schoendoerffer a 24 ans lorsqu’il s’engage pour l’Indochine. Aventurier dans l’âme, il a vu dans ce conflit l’occasion de s’évader de métropole et de se former dans un domaine qui l’intrigue et le passionne : le cinéma. Il choisit donc de s’enrôler au sein du Service cinématographique des armées (SCA) et devient opérateur militaire, partageant la vie de terrain du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient. « Il tenait sa caméra comme une mitraillette », cite d’ailleurs la fiche filmographique de l’Idhec consacrée au cinéaste1.

    Fait prisonnier à Diên Biên Phu, Pierre Schoendoerffer survit au conflit, mais se sait à jamais lié à ses camarades de combat. « Sensible, il a gardé de cette expérience un souvenir extrêmement précis, aussi bien de la guerre elle-même que du comportement des hommes qui la faisaient », précise encore la fiche de l’Idhec (p. 6), cédant au passage la parole au principal intéressé : « J’ai été un des leurs. Bien que correspondant de guerre, je n’étais pas un observateur impartial et glacé. J’ai vécu avec eux ; je me suis battu avec eux, maintenant j’ai pris du recul mais je garde une sympathie pour mes anciens compagnons » (p. 6).

     

    Pierre Schoendoerffer sur la tournage de la "317eme section".Devenu reporter après sa démobilisation, Pierre Schoendoerffer s’essaie en 1958-1959 à la réalisation de deux longs-métrages adaptés de romans de Pierre Loti, Ramuntcho puis Pêcheur d’Islande, mais cette expérience reste insatisfaisante. En pleine guerre d’Algérie, alors qu’une partie de l’armée française, échaudée par le précédent indochinois ou par simple conviction politique, fait le choix de la dissidence, ses souvenirs de guerre sont l’objet de nouveaux enjeux. Il propose à des producteurs le synopsis d’un film sur une section de l’armée française livrée à elle-même dans la jungle vietnamienne, mais à l’heure des « événements d’Algérie », les tragédies militaires sont malvenues sur les écrans. Au fil des mois, le projet s’étoffe et le synopsis finit par devenir un roman (1963) dont le succès amène Georges de Beauregard a reconsidérer sa position. Ce dernier accepte de produire l’« histoire de boy-scouts » de Pierre Schoendoerffer dont la fiche de l’Idhec note très justement qu’elle a été « manifestement écrite pour le cinéma, tant dans sa forme que dans sa construction » (p. 8).

     

    A gauche l'officier cambodgien jouant le rôle de Bat Kut et Bruno Crémer.

    Le tournage a lieu au Cambodge près de la frontière vietnamienne et la figuration est assurée par l’armée royale du Cambodge mise à la disposition du réalisateur par Sa Majesté Norodom Sihanouk, cinéphile et cinéaste averti, dont Schoendoerffer avait fait la connaissance à l’occasion de l’un des premiers sujets tournés pour le Service Presse Information à son arrivée en Indochine en 1952. L’un des officiers cambodgiens joue d’ailleurs le rôle de Ba Kut, caporal supplétif attaché au sergent Willsdorff incarné par Bruno Crémer, acteur que Pierre Schoendoerffer avait remarqué au théâtre et dans lequel il retrouvait les traits d’un Bigeard.




    Le lieutenant Torrens joué par Jacques Perrin en expédition dans la jungle.Le lieutenant Torrens est, quant à lui, joué par Jacques Perrin, jeune premier du cinéma français de l’époque, qui, à force de détermination, avait su prouver au réalisateur qu’il incarnait l’esprit du jeune lieutenant Torrens. « Quand je l’ai connu à Paris, il était plutôt grassouillet. Mais je voulais lui donner ce visage de loup qu’ont les fantassins après deux mois de campagne : alors je l’ai mis au régime et il a perdu dix-huit kilos ! Sur place ensuite, j’ai rationné l’alimentation et j’ai imposé à tout le monde la vie militaire. Un film sur la guerre ne peut pas se faire dans le confort ! Tous les matins, nous nous levions à cinq heures et partions en expédition à travers la jungle. Nous étions ravitaillés par avion chaque semaine. La pellicule était expédiée à Paris dans les mêmes conditions. De là-bas, on nous répondait télégraphiquement : “bon” ou “pas bon”. Dans le second cas, nous recommencions2».

     

    Pierre Schoendoerffer à gauche, Bruno Crémer de dos, Raoul Coutard derrière la caméra et Jacques Perrin allongé pendant le tournage.L’équipe technique est tout aussi réduite que l’équipe artistique, mais le réalisateur s’est adjoint l’un des chefs opérateurs attitrés de la Nouvelle Vague, Raoul Coutard, lui aussi ancien d’Indochine, pour l’aider à concevoir une esthétique vériste inspirée des conditions de prises de vue qu’ils ont connues à l’époque des combats. « Grâce à Raoul Coutard j’ai pu adopter le ton des actualités mais sans leurs défauts techniques. Ce sont en quelque sorte des actualités structurées. J’ai filmé toutes les scènes en plaçant toujours la caméra où pouvait se trouver un soldat3 ». La 317e Section est tourné en noir et blanc et une attention toute particulière est accordée au traitement du son afin de restituer l’ambiance de la jungle et le sentiment de dépaysement et d’angoisse qui ne pouvait manquer de saisir les combattants perdus dans une nature hostile habitée de bruits inconnus et de présences invisibles.

     

    Pierre Schoendoerffer donnant ses indications pendant le tournage.« Tout le film a dû être postsynchronisé. Mais j’ai passé le double du temps normal pour un film de ce genre à enregistrer les acteurs et à monter les bruits que j’avais pris au Cambodge. Quand Bruno Crémer s’écrie à un moment : “Bande de c…”, il faut que le spectateur reçoive cela comme un coup de poing. Les mots, les voix, cela aussi fait partie de la guerre4 ». Car c’est sans doute là l’originalité principale de ce film de guerre : Pierre Schoendoerffer ne surdramatise pas l’état de tension nerveuse des soldats par des artifices filmiques, comme la caméra transfuge « destinée à créer un effet de suspense par un va-et-vient continuel ami-ennemi5. « Schoendoerffer a su mettre sa caméra “en situation” », souligne d’ailleurs la chronique cinéma de Télérama à la sortie du film6. Il prend le pari de faire adhérer le spectateur au point de vue du combattant en ne lui restituant le terrain que dans les limites d’une expérience humaine. « Le film de Pierre Schoendoerffer est une “contrainte de perceptions”[…] tout est donné avec une violence de réalité, une violence de vie […] d’autant plus saisissantes que rien n’est forcé, voulu, que tout va mal, que tout foire. […] Et même à la troisième vision, le travail du metteur en scène n’est pas repérable. Il n’est pas possible, même avec la meilleure volonté, sous ce déferlement de réel, de parler de cinéma7 ».

     

    Le jeune lieutenant Torrens (Jacques Perrin) et le sergent Willsdorff (Bruno Crémer).La guerre reprend ici la dimension du réel, une guerre faite de longues marches harassantes en pleine jungle, entrecoupées de rares mais meurtrières embuscades ; une guerre menée par une armée de professionnels, comme en attestent les personnages du jeune lieutenant frais émoulu de Saint-Cyr et du sergent vieilli avant l’âge par les combats ; une guerre où des jeunes gens souffrent et trouvent la mort loin des leurs, leur engagement militaire ne rendant pas cette fin moins cruelle ; une guerre prise en tenailles entre deux pages de triste mémoire de l’histoire nationale comme l’illustre le parcours du soldat émérite Willsdorff, alsacien,

      

    « Malgré-nous »

     

    enrôlé de force dans la Wermacht, puis volontaire en Indochine pour racheter son droit à la citoyenneté française avant de mourir dans le djebel Amour pendant la guerre d’Algérie ; une guerre moins perdue qu’abandonnée, à l’image de cette section de l’armée livrée à son sort ; une guerre qui n’opposait pas de manière manichéenne les populations locales au corps expéditionnaire puisqu’il existait, entre autres, des troupes supplétives comme le montre le destin de cette « 317e section locale supplétive en garnison à Luong Ba » (extrait du texte introductif lu off par Pierre Schoendoerffer, scénario original de La 317e Section, Collection des archives de la Cinémathèque française), dont le sort fut, après la reddition française, comparable à celui des harkis.

     

    Le lieutenant Torrens au mileu des bléssés vietnamiens.Sorti dans les salles parisiennes le 24 mars 1965, La 317e Section fait partie des films en compétition au festival de Cannes de mai 1965. Lors de sa projection, la presse ne manque pas de faire l’éloge de ce film, soulignant notamment l’originalité du sujet abordé. « Le grand mérite du film est de nous révéler un aspect de cette guerre atroce en se maintenant d’une certaine façon “au-dessus de la mêlée”[…]. À sa lumière on peut sans doute mieux comprendre certains événements qui se déroulent aujourd’hui même, sur les mêmes lieux », note Samuel Lachize, correspondant de L’Humanité8. D’autres mettent l’accent sur le style novateur de ce film de guerre, dont l’esthétique, sans conteste influencée par la nouvelle vague comme le fait remarquer Mario Brun dans Nice-Matin9, tire sa source de l’expérience personnelle d’un ancien opérateur militaire. Jean de Baroncelli pour Le Monde qualifie ainsi La 317e Section de « témoignage10 », tout comme Poggioli, qui écrit dans les colonnes du Patriote : « Ce n’est pas une page d’histoire, c’est un témoignage bien défini et un très bon film11 ».

     

    Jacques Perrin et Bruno CrémerLa presse internationale est également sensible à cette dimension du récit. Le correspondant du journal tchécoslovaque Tribuna Ludu n’hésite pas à écrire que La 317e Section donne à voir « la vérité nue12 ». Quant au quotidien belge Le Soir, il est dithyrambique : « Le réalisateur, Pierre Schoendoerffer, est parvenu à une sorte de miracle d’authenticité. Il est vrai qu’il y a mis, en plus de son coeur, un peu de son sang et beaucoup de son âme lasse, lucide et droite. Bref, il ne s’agit pas de mise en scène mais de reportage13 ». En revanche, le journal italien Corriere de la Sera nuance quelque peu son propos : « Réalisé avec la sécheresse d’un documentaire, dans les régions où se déroulent les faits, le film veut être un témoignage objectif sur une page dramatique de l’histoire de France, et pour cela il ne prend pas parti. En apparence seulement, car il se dégage finalement de ce récit une exaltation de la mystique de la guerre  ».

     

    Pourtant, à l’heure des pronostics, aucun critique ne cite parmi ses favoris le film de Pierre Schoendoerffer15. Seul André Lafargue dans Le Parisien libéré semble pressentir ce « verdict de compromis » dénoncé quelques jours plus tard par Samuel Lachize dans L’Humanité : « C’est un peu le drame de ces festivals que de présenter sur un même plan des oeuvres qui répondent à des impératifs absolument différents. Comment, par exemple, comparer Yoyo et La 317e Section ? Demander aux jurés de choisir entre ces deux oeuvres maîtresses, cela revient à demander à un enfant s’il préfère son papa ou sa maman. L’enfant, en pareil cas, répondra d’office “les deux”. Le juré, lui, n’a même pas cette ressource », écrit ainsi Lafargue.

     

     

    Le lientenant Torrens agonisant entouré du sergent Willsdorff et de Bat kut.Le Lientenant torrens agonisant (Jacques Perrin).

    Jacques Perrin, Pierre Schoendoerffer et Bruno Crémer sur le tournage de "La 317eme section".S’il avait raison de faire remarquer le préjudice causé par trop d’éclectisme, ce critique est cependant trop pessimiste quant à l’issue des votes : La 317e Section remporte le prix du scénario… ex aequo avec La Colline des hommes perdus de Sydney Lumet. Pour le choniqueur du Parisien libéré, il s’agit d’un « palmarès de la résignation » dans lequel « les prix des meilleurs scénarii ont été attribués à deux films bourrés de qualité, mais qui n’ont pas de scénario à proprement parler : La Colline des hommes perdus et La 317e Section, qui sont en effet des oeuvres qui valent surtout par leur accent de vérité et qui reposent toutes deux sur des événements authentiques  ».

    La 317e Section est un film détonant. Il a amené les critères esthétiques de la Nouvelle Vague, son ambition réaliste, son désir d’authenticité, sur un terrain inattendu, le film de guerre, conjuguant la banalité avec l’exotisme, la sincérité avec l’idéologie ; mais au-delà de ses qualités techniques et de son potentiel narratif, il est remarquable par sa puissance de conviction comme en témoigne Jean-Louis Bory dans sa chronique cinéma de l’époque : « Je suis profondément antimilitariste et c’est la première fois que je comprends des militaires de métier. La mort du sous-lieutenant me scandalise toujours autant, mais Schoendoerffer a réussi à me faire admettre que le sous-lieutenant, selon son échelle de valeurs à lui, n’est pas mort pour rien. Je n’en suis pas encore revenu. J’ai compris ce que signifiait l’honneur pour lui18 ». Pierre Schoendoerffer signe avec La 317e Section un film délicat, traitant d’un sujet complexe dont il a su contourner les difficultés en dégageant l’homme du bourbeux terrain politique. Depuis près de cinquante ans, ce film a marqué l’imaginaire collectif, sans doute parce qu’il redonne à la guerre un visage humain.

     

    Sauf indication contraire, toutes les photographies sont © DR

     

    * Delphine Robic-Diaz est docteur ès cinéma et audiovisuel. Spécialiste du cinéma de guerre, elle est l'auteur d'une thèse consacrée à la représentation de la guerre d'Indochine (La Guerre d'Indochine dans le cinéma français (1945-2006). Image(s) d’un trou de mémoire). Elle enseigne à l'université Paris 3 et a publié de nombreux articles sur le cinéma post-colonial.


    Notes

    1 Fiche filmographique Idhec du 20/03/1966, p. 9, revue de presse de La 317e Section, collection des revues de presse de la Cinémathèque française.

    2 L’Aurore, 25/03/1965, revue de presse de La 317e Section, ibid.

    3 Fiche Idhec, p. 14, ibid.

    4 Télérama, 18/04/1965, revue de presse de La 317e Section, ibid.

    5 Fiche Idhec, p. 14, ibid.

    6 Télérama, 18/04/1965, revue de presse de La 317e Section, ibid.

    7 Le Nouvel Observateur, 01/04/1965, revue de presse de La 317e Section, ibid

    8 Revue de presse du festival de Cannes 1965, FIF Presse 24, pochette n° 9, p. 2, collection des archives de la Cinémathèque française.

    9 ibid., pochette n°9 quinto, p.2.

    10 ibid., pochette n°9 bis, p.1.

    11 ibid., pochette n°9 bis, p.2.

    12 Revue de presse du festival de Cannes 1965, FIF Presse 24, pochette n° 9 ter, p. 1, ibid.

    13 ibid., pochette n° 9 bis, p. 3.

    14 ibid., pochette n° 9 bis, p. 3.

    15 Revue de presse du festival de Cannes 1965, FIF Presse 24, pochette « n° spécial », ibid.

    16 ibid., pochette n° 9, p. 2.

    17 Revue de presse du festival de Cannes 1965, FIF Presse 24, pochette « n° spécial », p. 1, ibid.

    18 Arts, 07/04/1965, revue de presse de La 317e Section, collection des revues de presse.

     

    SOURCES

     http://www.cinematheque.fr/fr/musee-collections/actualite-collections/actualite-patrimoniale/la317e-section.html

     

     

     

     

    Partager via Gmail Delicious Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique